samedi 22 janvier 2011

Le fumier de Cayauval...






Tout d'abord parce qu'ils sont beaux et qu'ils sont appréciés par les vrais connaisseurs, par les artistes même, quand il en vient. La gamme des tonalités en est splendide qui va de l'or bruni des pailles pourrissantes à la feuille morte, au vieux havane, à la bure, aux rondeurs cuivrées du crottin neuf.
Les Cayauvalois en savent, des artistes, qui ont planté leur chevalet devant la butte fumante et ruisselante et qui en ont tiré la plus jolie des images parce que, pour fond, ils ont donné au fumier une vieille façade grise, qu'ils l'ont égayé de poules blanches, de poules noires, d'un coq gaulois, d'un semis de moineaux voletants. Et au
premier plan, ils ont peint une belle flaque mordorée où le ciel se reflétait en nuances crépusculaires. Du coup, les gens ont aimé leurs fumiers d'un cœur rénové par la découverte du beau. Ils n'y avaient jamais vu que l'utile, le fertilisant, le nourricier. Ils se sont surpris, parfois, à contempler rêveusement le reflet de leur maison, la lente procession des nuages d'argent et leur propre face aussi dans la flaque de purin, cette merveille qui a la couleur du carabe doré et dont la senteur éclaircit les idées et même dégrise parce qu'elle est celle de l'ammoniaque.
Et quel parfait tableau des fortunes rurales que ces fumiers!
L'homme du fisc en quête d'indices et qui saurait bien son métier y trouverait les éléments complets pour une exacte imposition. Fumier du pauvre nanti d'une seule vache et d'un vieux baudet, fumier de la veuve qui tire un profit illusoire de deux chèvres et d'un clapier. Ces fumiers-là sont touchants comme l'humilité, la détresse qui se refuse à mendier, le courage qui lutte, la dignité dans le malheur. Ils sont faits, ces pauvres fumiers, de quelques fougères et de hautes graminées cueillies au fond de bois lointains. Ils évoquent la pauvre vieille chaussée de bottines d'homme et qui pousse la brouette trop lourde dans le raidillon raboteux. Pour ce qu'ils représentent de silencieuse tristesse et de vaillante indigence, ces fumiers-là méritent un coup de chapeau.
Il y a, pour finir, "le" fumier, l'opulent, l'inégalable, le triomphant, celui de la cense. Au milieu de la cour rectangulaire de la grande ferme, celui-là est vaste, orgueilleux, ostentatoire. Lorsqu'à l'automne, on l'évacue vers les champs, il faut trois hommes, trois jours entiers et six chevaux pour l'épuiser et, l'affaire terminée, les gamins viennent contempler la fosse vide comme s'ils contemplaient un abîme. L'hiver, la flaque adjacente, grande comme un étang, leur fait une belle glissoire. Une fois, la glace a cédé. L'un des moutards est sorti du bain trempé comme une serpillère. Sa mère, d'abord angoissée, puis désolée, puis furieuse, a tordu les linges de son héritier au-dessus d'un carré de poireaux. Et quelques mois plus tard, l'aventure oubliée, le père l'a rappelée en reprochant au gamin:
"Tins qui t'asteus d'dins, t'aureus pu z'è prinde ène bètchie di pus...Dji n'ai jamais yeû des si bias porias!"
Arthur Masson

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