samedi 18 septembre 2010

Etre en retrait et aimer

"On va bientôt changer de calendrier, la cage de 1995 va se refermer sur toi et c'est égal. Je n'ai jamais vécu dans le temps. Je crois que personne jamais n'a vécu dans le temps. Dans le vide, oui, dans le désert, oui -- mais pas dans le temps. Nous vivons dans le vide ouvert par un évènement, nous allons d'un évènement à l'autre et il faut parfois des années pour qu'un évènement succède à un autre. Entre les deux, le vide. Enfin, pas tout à fait : survient parfois la belle lumière d'un visage, d'une parole, d'un geste. J'ai une passion pour les visages. Contempler les visages est mon activité première. Contempler suppose d'être en retrait. Quand on est dans une chose, on ne sait plus la voir. On ne peut être qu'en retrait dans cette vie. On ne peut jamais être entièrement dans cette vie. Cette vie comme cette mort est bien trop étroites pour le cœur qu'elles nous donnent et il y a toujours en nous quelqu'un qui n'est pas là, quelqu'un qui regarde et se tait, quelqu'un pour qui il n'y a que très peu d'évènements. Printemps 1951, je viens au monde et je commence à dormir. Automne 1979, je te rencontre et je m'éveille. Eté 1995, je me découvre sans emploi, transi de froid. Mon emploi c'était de te regarder et de t'aimer. Un vrai travail, à temps plein. Pendant seize ans j'étais le plus occupé des hommes : assis dans l'ombre, je te regardais danser sur les chemins. "
La plus que vive, Christian Bobin

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