mardi 14 septembre 2010

Les carrières de l'ennui

Aujourd’hui il y a cette usine, demain autre chose. Il offre à qui sait voir une vision irremplaçable du monde des affaires : un canton, une terre basse, une terre sans ciel, sans espérance. On fabrique du plastique, de l’acier, du carton. On invente des déchets. C’est ça l’industrie régnante, la grande aventure de l’industrie : c’est ne plus savoir ce qu’on fait et que cela ne mérite pas le temps de le faire, et c’est persuader les autres qu’il faut le faire encore plus, huit heures par jour, huit siècles par heure. Le monde industriel, c’est le monde tout entier, une fable noire pour enfants, une mauvaise insomnie dans le jour. La présence de l’argent y est considérable, autant que celle de D.ieu dans les sociétés primitives. Elle gouverne le mouvement des pensées comme celui des visages. Ceux qui commandent la servent. Ils dépensent leur temps sans compter. Ils croient travailler quand ils ne font que jouir. Ils croient jouir quand ils ne font qu’obéir à leur rang. Ils sont fiers de cette servitude. Ils imaginent que, sans eux, il n’y aurait plus de richesse, plus de pain ni de sens, plus aucune merveille sur terre. Dans un sens ils ont raison. Dans un sens ils sont nécessaires à l’état des choses. Ils sont là, préposés à l’argent, comme, dans certaines tribus, ces personnes intouchables vouées au commerce des morts. Ils sont là comme des éboueurs de l’argent, comme des esclaves d’un nouveau genre, des esclaves millionnaires. Ils ordonnent, ils décident, ils tranchent. Ils parlent beaucoup. Mais ce n’est jamais une parole personnelle. Ils parlent suivant ce qu’ils font, suivant une idée générale, de ce qu’il y a à faire dans la vie, une idée apprise. Ce sont les hommes du sérieux, les hommes sans ombre. L’éclat de l’argent égalise leurs traits. On dirait le même homme à chaque fois, la même absence hautaine, la même ruine de toute aventure personnelle, singulière. On les trouve par milliers dans les bureaux, les aéroports et les restaurants chics.

La part manquante . Christian Bobin

1 commentaire:

Jean-Marc a dit…

C'est tout à fait cela, ce texte est incroyable de vérité.

Et il y a l'ennui.